Vous aussi, vous avez rigolé devant l'archétype du savant fou, ces docteurs Mabuse et autres Lex Luthor qui voulaient contrôler l'humanité ? Ben vous aviez tort de ricaner. Car des scientifiques qui trouvent le moyen de nous manipuler pour qu'on se retrouve avec la vivacité intellectuelle d'une huître et le libre arbitre d'une planche à repasser, ça existe. La preuve avec le professeur Wolfram Schultz, son labo de Fribourg et un macaque prénommé Julio.
Enfant, j’adorais les savants fous. Vous savez, ces bons vieux cinglés de fiction qui tiennent des monologues interminables en fronçant exagérément les balais-brosses qui leur servent de sourcils. Les super vilains de James Bond, le diabolique Septimus dans Blake et Mortimer, Esperandieu dans Adèle Blanc-Sec, Loveless dans Les Mystères de l'ouest... Ils étaient tous aussi détraqués que brillants — et souvent à deux doigts de réussir.
D'ailleurs, ils m'ont tellement marqué que je n'ai pas résisté à l'envie d'en mettre un dans Bruxelles Vortex, ma fiction interactive.
Et donc, dans les années 1980, planqué sous ma couverture à la lueur de ma lampe de poche (parce que chez moi, après 20 h, c’était l’heure du dodo et t'avais pas intérêt à te faire gauler avec ton bouquin), je savourais la trouille délectable que ces gars-là me refilaient. Sans imaginer une seconde qu’au même moment, leurs véritables collègues étaient déjà à l’œuvre. Et que ça se déroulait dans de très sérieux labos financés par des collectivités publiques — elles-mêmes assez peu portées sur la rigolade.
C'est assez dingue, quand on y pense, non ? Pendant que je me réjouissais de voir Blake et Mortimer confondre le docteur Septimus, personne n’empêchait le professeur Wolfram Schultz de poursuivre ses recherches à Fribourg.
Le singe Julio, le jus de mûre et l'écran de PC
Au mitan des années 1980, Wolfram Schultz n’a pas besoin de dérober des stocks d’uranium secrets ou d’affronter les services secrets de Sa Majesté, pour poursuivre ses obscurs desseins.
Ses recherches vont bel et bien servir à nous transformer en créatures plus ramollo qu'une cuillerée de Nutella sous la canicule. Mais elles ne nécessitent qu’un macaque, un écran d’ordinateur et une bouteille de jus de mûre — bon, et quelques électrodes judicieusement placées dans le cerveau de l’animal, évidemment.
Le singe s'appelle Julio et sa mission est simple : il n’a qu’à scruter un écran de PC et tirer sur une poignée chaque fois qu’apparaissent des formes colorées. On le félicite en lui donnant une goutte de jus de mûre — son préféré. Rien de dingue.
Sauf que pendant ce temps-là, Schultz observe les neurones dopaminergiques du petit primate. Et dans la version mentale que je me fais de la scène, je vous garantis qu’il pousse des ricanements démoniaques en hurlant « JE SUIS LE MAÎTRE DU MONDE ! », avec ses cheveux ébouriffés qui scintillent sous la pleine lune.
D’abord, les neurones de Julio s’activent quand le macaque reçoit sa friandise. Logique.
Mais très vite, ils s’excitent dès l’apparition des formes. Non pas quand la récompense arrive, mais quand l’espoir de récompense surgit. Julio n’est plus accro au jus de mûres. Il est accro à l’attente du jus de mûre. La nuance peut sembler dérisoire ; elle va changer la face du monde. En vrai. Car Schultz vient de trouver le mode d’emploi de l’addiction. Un mécanisme cérébral qui transforme le désir en réflexe, et le réflexe en habitude.
Dans les années qui suivent, d’autres gars ricanants avec des sourcils broussailleux reproduisent l’expérience dans d’autres labos. Nouveaux singes, même protocole : forme colorée, levier, récompense.
La chute de l’histoire, c’est Charles Duhigg qui la raconte dans son livre The Power of Habits, paru chez Random House en 2012 et traduit par J.-F. El Guedj (Le pouvoir des habitudes, éd. Champs / Flammarion, 2016, page 84) :
« D’autres singes », écrit Duhigg, « ont été entraînés à espérer voir du jus couler chaque fois qu’une forme s’affichait à l’écran. Ensuite, les chercheurs essayaient de les distraire. » Ils installaient alors de la nourriture dans un coin, puis ouvraient la porte du labo pour inviter les singes à sortir jouer avec leurs copains macaques. Résultat ? « L’animal restait assis là, à regarder l’écran, à actionner sa poignée sans relâche, sans prêter attention à cette nourriture qu’on lui proposait ou à la possibilité qui lui était offerte de sortir. »
Ça ne vous rappelle rien ?

Eh oui. Les macaques tellement scotchés à leur écran qu'ils en oublient de sortir jouer avec leurs copains, c'est nous, maintenant. Car les travaux de Schultz sont au cœur des enseignements de BJ Fogg, le prof de Stanford qui a formé tous les petits malins de la tech à la « captologie ». Et nos téléphones n'ont même pas besoin de nous distribuer du jus de mûre : une notification suffit. Ou une publication un peu plus drôle ou intéressante que les autres, au milieu d'un flux de stories sans intérêt sur Instagram. Ou une petite explosion de couleurs en musique, quand on a enfin réussi ce niveau super dur dans Clash of Clans. Ou ChatGPT qui la joue complice en mode "fine tuning" et nous dit avec enthousiasme combien il est content de nous aider (parce qu'on est encore plus accros à l'illusion de la relation qu'au jus de mûre).
En 2001, Wolfram Schultz quitte Fribourg pour Columbia. En 2002, il reçoit le Golden Brain Award. Puis le Brain Prize (2017), le Gruber Prize (2018), le Karl Spencer Lashley Award (2019). Des prix prestigieux et parfois assortis de très gros chèques. Lex Luthor et Septimus peuvent aller se rhabiller. Les savants fous et autres apprentis sorciers ne ricanent plus dans leurs châteaux gothiques. Ils préfèrent publier dans Nature Neuroscience et gagner assez d’argent pour se faire construire de somptueuses villas en Californie. Cette même Californie où, grâce à eux, Mark Zuckerberg peut s’écrier « JE SUIS LE MAÎTRE DU MONDE ! » en riant comme un dément, les cheveux ébouriffés sous l’éclat bleuté d’une pleine lune en 8K.
Quant à moi, quarante ans plus tard, planqué sous ma couverture pour lire à la lueur de mon smartphone, je crois avoir compris pourquoi James Bond et Adèle Blanc-Sec ne viendront plus : ces andouilles sont trop occupées à scroller sur TikTok, avec leurs yeux fixement vides et le filet de bave qui leur coule à la commissure des lèvres. ■
Photos : Frankenstein : domaine public ; macaque : publicdomainpictures, CC0 1.0 Universal Public Domain Dedication ; personnes dans la rue : MIWOK via Wikimedia Commons, CC0 1.0 Universal Public Domain Dedication.
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