L'IA me fait gagner 5 heures par semaine... Mais pourquoi suis-je aussi épuisé?
08/11/2025
« L'IA générative fait gagner cinq heures par semaine aux knowledge workers ». Porté par plusieurs études, ce discours dominant s'est largement installé sur LinkedIn et ailleurs. Il propage l'idée qu'en automatisant les besognes répétitives, l'IA permet aux humains de se consacrer à des tâches « à haute valeur ajoutée »... Pourtant, je rencontre chaque semaine des personnes qui réalisent qu'elles sont plutôt en proie à un phénomène de plus en plus documenté par la recherche : la fatigue assistée par IA.
En 1930, l'économiste John Maynard Keynes publie sa célèbre prophétie : grâce à l'augmentation de la productivité technologique, ses arrières-petits-enfants n'auront pas besoin de fournir plus de quinze heures de travail par semaine en 2030.
L'ennui, c'est que 2030, on y est presque... Et que force est de constater qu'il s'est largement trompé ! Pas dans le calcul (en un siècle, la productivité a effectivement fait un bond spectaculaire), mais dans la conclusion. Car les différentes vagues d'automatisation des dernières décennies, de la robotisation à l'informatisation, n'ont pas réduit le temps de travail : elles l'ont intensifié.
De la même manière que les comptables du vingtième siècle n'ont pas « gagné » une seule minute en passant de la calculatrice au tableur et que les ouvriers d'usines automobiles n'ont pas vu non plus leurs horaires s'alléger à l'arrivée des robots, les personnes qui utilisent l'IA ne « gagnent » pas cinq heures par semaine. Leur temps est seulement réinvesti dans du « toujours plus ».
Le mythe du travail à plus haute valeur ajoutée
L'étude la plus citée à propos de ce « gain » de cinq heures est celle publiée par le Boston Consulting Group (BCG) en 2024. Elle affirme que l'IA nous libère des tâches répétitives pour nous permettre de nous concentrer sur du « travail à haute valeur ajoutée ». Mais cette promesse repose sur un mensonge ou une confusion.
D'abord, une personne dont le métier consiste à rédiger des rapports, produire des analyses ou synthétiser des budgets effectuait déjà un travail à haute valeur ajoutée. L'IA ne l'élève pas vers des missions plus nobles. Elle transforme son rôle en la faisant passer de la production active (je rédige moi-même mon texte, mon analyse ou ma synthèse) à la supervision (je prompte puis relis, vérifie et corrige le texte généré). Et ce nouveau travail de supervision est tout sauf reposant. Il génère même de nouvelles sources de charge mentale significatives : l'effort de l'ingénierie des prompts (formuler et itérer ses pensées pour être compris par ChatGPT, ça use) et l'effort de l'évaluation critique (juger la qualité et chasser les erreurs de l'IA s'avère aussi être une tâche cognitivement très coûteuse).
Ensuite, s'il est vrai que quelqu'un qui consacrait sa matinée à rédiger un rapport de dix pages peut désormais le produire en une heure, quel est le gain réel ? Prend-elle le reste de la matinée pour se détendre ? Ou met-elle à profit ce temps prétendument « gagné » pour traiter un autre dossier, répondre à quinze mails, préparer une réunion ? Sans surprise, c'est l'option B qui prévaut. Si l'on observe les choses du point de vue de la performance, c'est vrai que c'est spectaculaire. Mais du point de vue de l'impact sur la santé mentale, c'est effarant.
La mort programmée du flow
En obligeant notre cerveau à basculer en permanence d'une tâche à l'autre, on l'épuise considérablement. Cette volatilité cognitive permanente tue l'une de nos plus précieuses ressources : le flow, cet état de concentration profonde documenté par Mihály Csíkszentmihályi. L'IA nous force à osciller constamment entre, d'une part, l'hyper-vigilance requise pour la formulation des prompts et la vérification critique, et, d'autre part, l'hypo-vigilance, cet ennui intense induit par la lecture passive de la prose sans âme et sans intention générée par la machine.
Certes, le flow nous coûtait de l'énergie, mais il nous régénérait aussi, en affûtant nos compétences et en nous permettant de profiter d'une satisfaction profonde. Avec l'IA, le travail devient une succession de sprints ultra-courts où le cerveau s'épuise, perd la joie et dégrade ses propres ressentis.
Les conséquences : dette cognitive et surcharge attentionnelle
La première conséquence, j'en ai déjà parlé ici, c'est la surcharge attentionnelle. Ce mal du siècle que nous traînons depuis l'avènement du smartphone et des notifications… et que l'IA aggrave insidieusement. Car en automatisant nos tâches routinières, elle supprime aussi les micro-pauses cognitives qu'elles nous offraient. Répondre à un email simple, classer des documents : autant de moments qui, aussi ingrats soient-ils, permettaient à nos cerveaux de souffler entre deux efforts intenses.
Plus gravissime encore, l'autre effet secondaire est la perte de compétences. Si je cesse de rédiger, je ne saurai bientôt plus le faire — exactement comme les comptables cités plus haut ont perdu leur capacité au calcul mental. Un mécanisme que plusieurs études identifient sous le nom de décharge cognitive. En déléguant notre raisonnement à la machine, nous cessons d'entraîner notre cerveau à l'effort productif : le gain de temps à court terme engendre l'érosion à long terme de nos compétences et de notre jugement critique.
Des heures « gagnées », vraiment ?
« L'IA générative nous fait gagner cinq heures par semaine »… Cette formule révèle donc soit une manipulation délibérée, soit une dissonance cognitive massive. Le ou la travailleur·euse ne « gagne » pas cinq heures de temps libre. Au mieux, c'est l'organisation qui profite de cinq heures de productivité supplémentaire, soit environ 13% du temps de travail.
Mais ce calcul simpliste cache une réalité beaucoup moins tranchée. Vous préférez employer quelqu'un qui semble afficher un gain de productivité de 13% mais arrive cognitivement épuisé, fragmenté, incapable d'innover ? Ou une personne en pleine possession de son énergie psychique ? D'autant qu'une étude publiée dans la revue Technologies révèle qu'une immersion élevée dans l'IA générative lorsque l'on est cognitivement épuisé intensifie l'impact négatif sur la performance, car l'utilisation efficace de l'IA exige un jugement et une pensée critique dont nous ne disposons plus.
Reprendre le contrôle
Pour les organisations à qui je propose des formations IA spécialement conçues pour le secteur non marchand, l'enjeu est donc de ne pas tomber dans le piège de l'automatisation pour automatiser, mais de se poser les bonnes questions. Si l'on « gagne » réellement cinq heures, doit-on nécessairement les réinvestir dans plus de productivité ? Ou plutôt les mettre à profit pour restaurer ce qui faisait la qualité du travail : le temps de la réflexion, de l'analyse, de la construction d'expertise (la « charge pertinente ») et celui de la relation, de la créativité, de l'artisanat... sans IA (la « pratique délibérée ») ?
À moins qu'on ne fasse tout simplement le choix de la qualité de vie en réduisant le temps de travail et en réalisant enfin le vieux rêve de John Maynard Keynes.
Sources
• Keynes, John Maynard (1933). Essais de persuasion. Perspectives économiques pour nos petits-enfants, traduit de l'anglais par Herbert Jacoby, Paris : Gallimard, NRF, 2e édition.
• Csíkszentmihályi, Mihály (2004). Vivre : La psychologie du bonheur, Paris : Robert Laffont.
• Boston Consulting Group (2024). AI at Work: From Potential to Impact, juin 2024.
• Lee, Hao-Ping (Hank), Sarkar, Advait, Tankelevitch, Lev, Drosos, Ian, Rintel, Sean, Banks, Richard & Wilson, Nicholas (2025). The Impact of Generative AI on Critical Thinking: Self-Reported Reductions in Cognitive Effort and Confidence Effects From a Survey of Knowledge Workers. En ligne, page consultée en novembre 2025.
• Yao, Guangyuan & Fan, Lingxi (2025). Cognitive load scale for AI-assisted L2 writing: scale development and validation, Frontiers in Psychology, vol. 16, octobre 2025. En ligne, page consultée en novembre 2025.
• Chen, Xinyue, Ruan, Kunlin, Ju, Kexin Phyllis, Yap, Nathan & Wang, Xu (2025). More AI Assistance Reduces Cognitive Engagement: Examining the AI Assistance Dilemma in AI-Supported Note-Taking, Université du Michigan, septembre 2025. En ligne, page consultée en novembre 2025.
• Grace, Stephanie L. (2025). Finding Equilibrium: An Integrative Approach to Balancing Human and Artificial Intelligence in Legal Research, Legal Reference Services Quarterly, Taylor & Francis Online, septembre 2025. En ligne, page consultée en novembre 2025.
• Khan, Syed Ali & Suhluli, Salem (2025). Generative AI and Cognitive Challenges in Research: Balancing Cognitive Load, Fatigue, and Human Resilience, Technologies, MDPI, vol. 13, n° 11, octobre 2025. En ligne, page consultée en novembre 2025.