La Dame blanche et le horsain (conte normand)

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Un petit conte nor­mand à l’ar­rache, écrit pour une répé­ti­tion avec les copains de 7àDire. C’est une adap­ta­tion à la grosse louche d’un très court conte orien­tal pré­sen­té par Jean-Claude Car­rière dans Le Cercle des men­teurs. Mais pour cette ver­sion, il n’est pas impos­sible que quelques sou­ve­nirs authen­tiques se soient glis­sés dans la fiction…

Dans mon vil­lage natal, en Nor­man­die, on ne peut pas dire que les gars soient cau­sants. C’est pas qu’ils n’aiment pas par­ler, hein. Ils pour­raient, s’ils vou­laient. C’est juste qu’on est tai­seux par tra­di­tion. On a appris que ça ne sert à rien de gas­piller sa salive quand un signe de tête suffit.

Ça fait qu’on se dit bon­jour sans se dire bon­jour. Quand ton voi­sin passe, tu hoches la tête sans piper mot. T’as beau connaître le gars depuis 25 ans, avoir été à l’é­cole avec, le croi­ser tous les jours à l’a­pé­ro et en avoir fait le par­rain de ton aîné, ça ne te vien­drait même pas à l’es­prit de lui dire « Eh ! Clé­ment ! Com­ment que ça va-ti aujourd’­hui ? » Alors tu hoches. En silence. En même temps que lui. Il faut que la syn­chro­ni­sa­tion soit par­faite. Sinon, si l’autre bouge une frac­tion de seconde avant toi, il peut prendre le pou­voir, pour peu qu’il soit un peu sor­cier. Et là, c’est grave, parce qu’il peut te faire du mal­fait — te lan­cer un sort, si tu pré­fères. C’est dire si on ne rigole pas avec les « bonjour » !

D’ailleurs, chez Lucien, le patron avait un sys­tème pour les habi­tués. Quand l’un d’eux arri­vait, Lucien fai­sait « hein ? » en levant légè­re­ment le men­ton. Si le client répon­dait « hum », c’est qu’il vou­lait un petit cal­va. Un « mmm » ? Le gars avait envie d’une bière. Le tarif pour un café, c’é­tait un cla­que­ment de doigt. Café-cal­va ? Deux cla­que­ments ! De toute façon, à la longue, la plu­part n’a­vaient plus besoin d’é­mettre le moindre son : Lucien savait ce qu’ils vou­laient, rien qu’à la façon dont la porte grinçait.

Au bout du comp­toir, dans ces années-là, il y avait tou­jours le vieux Léon. Un petit vieux sec comme un coup de trique, avec des yeux qui vous trans­per­çaient et pas un poil dépas­sant de la cas­quette. En qua­rante ans, per­sonne n’a­vait jamais enten­du Léon dire plus de trois mots d’affilée. 

C’est dans ce contexte-là qu’on a vu débar­quer Régis Busard en 1983. C’é­tait le pré­sen­ta­teur vedette du jour­nal de 20 heures, sur la pre­mière chaîne cou­leur. Le genre à por­ter des lunettes de soleil en per­ma­nence, pour pas se lais­ser éblouir par la blan­cheur de ses propres dents. Chez nous, ça n’a pas traî­né, il est deve­nu Le Hor­sain. Sauf pour mon grand-père, qui était hor­sain, lui aus­si — il venait d’Al­sace. Et comme Papi pré­fé­rait la deuxième chaîne, il appe­lait Busard « Le Con ». 

Illustration : Régis Busard dans son costume blanc, devant sa Porsche 308-GTS.

Illus­tra­tion par IA (Ope­nArt).

Le Hor­sain s’é­tait ache­té le manoir des Hauts-Vents pour « retrou­ver son essence pro­fonde » pen­dant ses week-ends. Du lun­di au jeu­di, on était tran­quilles, il fai­sait ce qu’il avait à faire à la capi­tale. Mais chaque ven­dre­di, quand il débar­quait, c’é­tait la même comé­die : à peine sor­ti de sa Fer­ra­ri 308-GTS, il enfi­lait ses bottes « L’Aigle » flam­bant neuves et son jean le plus crade pos­sible — parce qu’il s’i­ma­gi­nait que ça fai­sait « cou­leur locale ». Il devait pro­ba­ble­ment le lais­ser macé­rer dans le fumier toute la semaine, son jean, pour obte­nir un fumet aus­si savoureux.

Et alors, lui, ques­tion bavar­dages, c’é­tait une autre his­toire… Dès qu’il vous aper­ce­vait, il vous fon­dait des­sus comme un fau­con affa­mé. « Hel­lo ! Je suis Régis, enfin… vous me recon­nais­sez, évi­dem­ment ! Je pré­sente le jour­nal tous les soirs. Je viens de m’ins­tal­ler au manoir, vous savez ? Un vrai coin de para­dis ! J’ai tout de suite sen­ti les bonnes éner­gies tel­lu­riques… D’ailleurs, vous qui êtes du cru, vous devez connaître les légendes locales ? La Dame Blanche, par exemple… » 

La Dame Blanche, c’é­tait son obses­sion, au Hor­sain. Tu connais le prin­cipe ? Tu roules de nuit, t’a­per­çois une auto-stop­peuse dans un virage, tu la fais mon­ter dans ta R12 et pffft ! Au virage d’a­près, elle a dis­pa­ru. Y en a par­tout, des Dames Blanches. Mais le Hor­sain, il avait enten­du par­ler d’un spe­ci­men pas très loin du vil­lage. Alors, il emmer­dait tout le monde avec ça. Les gens haus­saient les épaules, habi­tués qu’ils étaient à ne pas perdre de temps avec des gars de Paris.

Les week-ends ont pas­sé. Régis s’obs­ti­nait à venir au café chaque ven­dre­di soir. Il com­man­dait son petit cal­va pour ten­ter de fra­ter­ni­ser avec l’au­toch­tone, et il se lan­çait dans des mono­logues inter­mi­nables devant des clients mutiques. « Lucien, mon ami, je me per­mets de vous don­ner un conseil : vous devriez moder­ni­ser un peu tout ça. Tenez, si vous ins­tal­liez une télé­vi­sion cou­leur ? Pour que vos clients puissent me regar­der en semaine ? » Mais rien n’y fai­sait. Sur­tout que tout le monde savait com­ment ça allait se ter­mi­ner : « et sinon, la Dame Blanche ? Vous l’a­vez déjà ren­con­trée ? » À son bout de comp­toir, Léon ne fai­sait même plus sem­blant de lever un sour­cil de politesse.

Alors un soir, il en a eu marre, Busard. Il a quit­té son grand manoir, il a dénoué sa cra­vate en soie, il est mon­té dans sa Fer­ra­ri et il s’est enga­gé sur la route qui monte au vil­lage. Pour rejoindre le bourg depuis chez lui, il n’y avait que deux routes pos­sibles : la côte du Billot et la côte de Mont­pin­çon. Il s’est dit qu’il avait plus de chances de croi­ser la Dame Blanche dans la plus sinueuse, alors il a pris celle de Montpinçon.

Il n’a­vait pas rou­lé depuis deux minutes quand il l’a aper­çue dans ses phares. Une sil­houette dia­phane au bord de la route, qui lui fai­sait signe de la main. Il a pilé net, la 308-GTS a fait une embar­dée et il s’est retrou­vé dans le fos­sé. Un autre soir, il aurait véri­fié l’é­tat de sa voi­ture, mais pas celui-là. Il s’est pré­ci­pi­té vers l’ap­pa­ri­tion. La Dame Blanche se tenait là, dans la nuit d’oc­tobre. Elle flot­tait à quelques cen­ti­mètres du sol, dans sa robe vaporeuse.

— Hor­sain ! Sale Pari­got ! Effron­té !, elle a ton­né d’une voix d’outre-tombe. Tu oses trou­bler le vil­lage ET mon repos, avec tes ques­tions ? Pour la peine, tu vas errer mille ans dans les limbes du temps !

Ni une, ni deux, voi­là le Régis pro­je­té dans une dimen­sion paral­lèle, condam­né à voir défi­ler dix siècles d’his­toire comme un spec­ta­teur impuis­sant. Il a fal­lu qu’il prenne son mal en patience, hein. Il a vu les drak­kars remon­ter les rivières, puis les pre­miers sei­gneurs nor­mands s’ins­tal­ler sur leurs mottes féo­dales. Au début, il a bien ten­té de les inter­vie­wer. Vous ima­gi­nez un témoi­gnage des com­pa­gnons de Guillaume par­tant pour l’An­gle­terre — l’ex­clu­si­vi­té mon­diale ! « Chers télé­spec­ta­teurs, nous sommes en direct de Has­tings… ». Mais per­sonne ne le voyait, per­sonne ne l’entendait. 

Il a assis­té à la construc­tion de l’é­glise du vil­lage, il a fui la peste noire, il a obser­vé les bûchers de l’In­qui­si­tion et il vu pas­ser les armées anglaises pen­dant la guerre de Cent Ans. La Révo­lu­tion, il l’a vécue comme la pire des humi­lia­tions : lui, si fin com­men­ta­teur de la vie poli­tique pari­sienne, il ne pou­vait même pas inter­ro­ger le plus demeu­ré des sans-culottes du coin… Puis il s’est ennuyé à périr pen­dant la Révo­lu­tion indus­trielle — vu le peu qu’elle a chan­gé à la vie des vaches de par chez moi. Il a comp­té les morts de la Pre­mière Guerre mon­diale et les col­la­bos de la Seconde. Il a vu débar­quer les canettes de Coca-Cola et les trac­teurs John Deere. Et puis il a assis­té à l’exode rural : le vil­lage qui se vidait de ses habi­tants, l’é­cole qui deve­nait une classe unique avant de fer­mer, les arti­sans qui dépo­saient le bilan. Jus­qu’au moment où il n’y a plus eu que le café-épi­ce­rie de Lucien, dans le pays. Et alors, Busard a su que sa longue attente avait pris fin. Il y était, bon sang ! Après mille ans de patience, il était enfin sur la bonne route, au bon endroit. Avec sa Fer­ra­ri qui fumait dans le fossé. 

Les jambes fla­geo­lantes, il est mon­té jus­qu’au vil­lage pour se pré­ci­pi­ter chez Lucien.
— Tiens, v’là Le Con, a dit mon grand-père en sif­flant sa bière.
— Du cal­va, dans un verre à pinte !, a sup­plié Busard en s’af­fa­lant au comp­toir. J’ai une his­toire incroyable à vous raconter !

Alors il s’est lan­cé dans le récit de son aven­ture. Les mille ans d’er­rance, la soli­tude infi­nie, le poids du temps qui passe. Pour la pre­mière fois depuis des décen­nies, tout le monde, dans le café, a ces­sé de boire pour écou­ter un hor­sain par­ler. Même les mouches s’é­taient arrê­tées de voler.

C’est là que Léon a pris la parole :
— Attends voir… T’as pris quelle route pour mon­ter ?
— Mais on s’en fout, de la route ! a crié Régis. Je vous parle de mille ans d’er­rance dans les limbes du temps et vous me deman­dez quelle route j’ai prise ?
— Ouais. T’as pris laquelle ? La côte du Billot ou la côte de Mont­pin­çon ?
— Celle de Montpinçon…

Léon a hoché la tête, satis­fait. 
— C’est bien pour toi, mon gars, t’es tom­bé sur Viviane. Elle n’est pas comme Léo­nie, la garce qu’est dans la côte du Billot. Celle-là, c’est une vraie peau de vache. T’en aurais pris pour deux mille ans, au moins.

Puis il a replon­gé dans le silence pour les qua­rante pro­chaines années.