— Presse écrite, animation périscolaire, prépresse, montage de spectacles vivants, McDo… Mais c’est un inventaire à la Prévert, votre truc, pas un CV ! Vous vous rendez compte que vous avez un cursus d’étudiant attardé ?
On est dans les tout derniers soubresauts du vingtième siècle. J’ai 25 ans et le directeur de rédaction de ce journal local me dévisage, mon CV à la main. Il m’a convoqué après m’avoir vu travailler dans un autre titre de son groupe, où je faisais un remplacement. Mais, à son air réprobateur, on dirait que mon parcours professionnel le perturbe encore plus qu’une bonne nouvelle égarée dans les faits divers.
— C’est vous qui avez demandé à me voir, hein. Je peux repartir.
— Nooooon ! Je dis ça comme ça…
Subtil changement de ton, le voilà qui se lance dans une petite chorégraphie rhétorique pour me convaincre que son bi-hebdomadaire n’est rien moins que ma terre promise. Ben tiens. Entre l’obligation contractuelle d’habiter dans cette petite ville qui suinte la tristesse et l’abandon, la soumission à l’hypermarché du coin (le plus gros annonceur du journal) et la promesse d’un SMIC garanti sans évolution salariale, sa danse de la séduction manque un peu de rythme. Alors, quand il me téléphone quelques jours plus tard :
— J’ai une bonne nouvelle, vous êtes le premier sur ma liste !
— J’en ai une meilleure : je ne vous ai pas gardé sur la mienne.
Car oui, j’ai préféré rejoindre la bande de musiciens qui me proposait d’être son manager et l’anecdote s’arrête là. Mais ce que j’ignore encore, en ces temps de « passage à l’an 2000 », c’est que cette scène préfigure les deux décennies à venir. Toutes ces années où mes N+1 vont me féliciter souvent (pour mon enthousiasme, mon engagement et ma capacité à m’emparer de n’importe quel dossier en un clin d’œil), tout en me reprochant continuellement mon inaptitude à rentrer dans les cases. Une oscillation permanente entre « Bravo d’être qui tu es » (euh… je n’y peux rien, t’sais) et « Bon, maintenant, faudrait arrêter d’être qui tu es ! » (bin… toujours pas, en fait).
Le diagnostic arrivera bien plus tard : j’ai un TDAH. Un trouble du déficit de l’attention avec hyperactivité — mentale, en ce qui me concerne. Je ne ressemble pas au cliché du gamin fatigant qui court dans tous les sens : c’est dans le secret de ma boîte crânienne qu’il n’y a aucun répit.
Certains l’avaient compris avant moi. Comme ce proviseur de lycée qui, profitant d’un bug dans les budgets académiques, m’avait confié une mission sans objectifs chiffrés.
— Améliorez le climat scolaire. Je vous fais confiance.
Dans cet espace de liberté, la magie ne pouvait qu’opérer. Avec les élèves, on a écrit et monté des pièces de théâtre vraiment chouettes, organisé des voyages incroyables, créé un journal lycéen qui décoiffait. Le foyer des élèves s’est transformé en petit Central Perk, version lycée pro. Je n’ai jamais été aussi mal payé de ma vie, mais je n’ai jamais eu non plus un tel concentré de kif quotidien. Et ce furent de loin mes meilleures années en tant que salarié. Parce qu’on me laissait explorer, tester, inventer. Pas de case rigide, pas de fiche de poste étriquée. Et parce que ça marchait : les élèves qui se croyaient « nuls » ont vu combien ils brillaient, au contraire. Pour une raison toute simple : contribuer au bien commun, c’est un levier incroyable pour l’estime de soi — Alfred Adler l’écrit bien mieux que moi.
Longtemps, j’ai eu honte de mes limites, ces murs auxquels je me cognais sans cesse : l’aversion pour les tâches répétitives, la phobie administrative, mon agenda façon Tetris sous pression, ma distraction de Professeur Tournesol… Et même une fois diagnostiqué, ça m’a pris un temps fou pour comprendre et accepter qu’on ne peut pas demander à un poisson de grimper aux arbres, comme disait Einstein. Ensuite, je me suis patiemment fabriqué des stratégies de plus en plus efficaces pour avoir l’air « normal » — c’est-à-dire pour fonctionner avec les personnes neurotypiques. La dernière étape, ça a été de m’autoriser à me construire un quotidien en harmonie avec les câblages bizarres de mon cerveau. C’est ainsi qu’aujourd’hui, je suis copywriter, formateur, conseil éditorial, concepteur de jeux, bientôt conteur… Et non, ce n’est pas de la dispersion. C’est seulement la manière la plus pertinente (et la plus jubilatoire) que je connaisse d’utiliser les deux seuls superpouvoirs des personnes TDAH (la créativité et l’hyperfocalisation), en m’immergeant totalement dans chaque projet, avec une énergie renouvelée à chaque changement de contexte.
Mais pour ça, je n’avais pas le choix : il fallait d’abord quitter le salariat. Parce que les personnes neuroatypiques y sont trop souvent priées de choisir : étouffer ou partir. Peut-être qu’un jour, les décideurs découvriront enfin leur potentiel énorme. Cette faculté à repérer des solutions là où d’autres ne voient que le problème. À transformer une contrainte en opportunité. À partir en sifflotant sur des chemins de traverse. Peut-être que ce jour-là, le monde du travail finira par comprendre que nous ne sommes pas des anomalies à corriger, mais potentiellement des défricheurs. Alors, ce sera un soulagement, parce qu’il y en a plein, des gens comme moi, dans les entreprises et les asbl. Parfois cachés derrière une montagne de dossiers. Parfois épuisés d’avoir trop courbé le dos. Parfois avec, à la main, l’étincelle qui pourrait embraser de nouvelles idées.
Donc, oui, je suis formateur, copywriter, conseil éditorial, auteur de jeux, bientôt conteur. Et peut-être bien autre chose encore l’année prochaine, va savoir. Tu peux penser que c’est de la dispersion. Tu peux appeler ça un inventaire à la Prévert, si tu veux. Admets qu’elle est plutôt chouette, la poésie de Prévert.