La captologie, cette « science » des stratégies addictives, est née à l’université de Stanford, en Californie, au tournant des années 1990 – 2000. Mais sa dette est immense envers un passionné de mécanique qui en avait intuitivement posé les bases… cent ans plus tôt ! En 1898, précisément. Cette année-là, Charles Fey conçoit la première machine à sous moderne. Une invention qui va non seulement influencer l’industrie du jeu, mais aussi définir les stratégies les plus addictives de nos actuels géants du numérique.
Un génie de la mécanique parti d’Allemagne à 15 ans
San Francisco, 1898. Dans son atelier éclairé à la lampe à gaz, un petit homme aux cheveux en bataille s’affaire sur sa prochaine création : une sorte de boîte métallique ornée de trois rouleaux.
August Fey est un génie de la mécanique. Parti d’Allemagne à quinze ans, il a bourlingué en France et en Angleterre avant d’arriver aux États-Unis en 1885. Là, il a pris le prénom Charles, car il déteste le diminutif « Gus » dont les Américains veulent l’affubler. Il a surtout rapidement mis son talent au service de ces machines qui le fascinent, et qu’il ne se contente pas de réparer. Il les imagine, les conçoit, les expérimente… Or, en cette toute fin de XIXe siècle, une attraction fait fureur dans les saloons et autres lieux publics : les automates de hasard. Moyennant l’insertion d’une petite pièce dans la fente, on peut parier sur une course de chevaux en métal — voire sur une main de poker, grâce à la Poker Machine de la compagnie new-yorkaise Sittman and Pitt. Mais les gains sont modestes : des friandises ou des cigares qu’il faut aller réclamer au comptoir de l’établissement.
La Liberty Bell : une révolution dans l’univers du jeu
Fey a fabriqué et exploité une première machine de poker, la Card Bell. Celle-ci proposait déjà une belle innovation mécanique avec ses trois rouleaux rotatifs. Mais cette fois, l’inventeur s’apprête à frapper un grand coup avec la Liberty Bell. D’abord, Fey remplace les cartes par des symboles instantanément reconnaissables : un fer à cheval, une étoile, un diamant et une cloche. Surtout, il a décidé de mettre au point un système de payout automatique. Pour le joueur qui aura la chance de découvrir une combinaison gagnante, des pièces de 50 cents tomberont dans le réceptacle prévu — pièces qu’on pourra bien entendu aussitôt réinvestir dans la machine…
Les premières Liberty Bell sont installées dans les bars de San Francisco et leur popularité se répand comme une traînée de poudre. Les joueurs adorent tirer le levier, entendre les rouleaux tourner, sentir cette montée d’adrénaline quand les symboles s’alignent… Et ces machines conçues pour distraire révèlent très vite un pouvoir addictif bien supérieur à celui des anciens modèles. Bien au-delà, même, de tout ce que Fey avait imaginé. Car ceux qui tombent dans le piège restent pendant des heures devant les rouleaux, dépensant des sommes qu’ils ne peuvent espérer regagner.
Les ressorts psychologiques d’une addiction
En cette aube du XXe siècle, la captologie, science de l’addiction, n’existe pas encore. Le circuit cérébral de la récompense est inconnu et personne n’a entendu parler de dopamine. Pourtant, l’intuition de Fey est remarquable : il a compris qu’un gain immédiat, en pièces sonnantes et trébuchantes, est infiniment plus attractif qu’une récompense à réclamer au comptoir.
Le renforcement intermittent : la clé de l’addiction
Il faudra attendre les années 1940 et les travaux du psychologue B.F. Skinner pour mettre un nom sur un autre principe découvert par Fey — le renforcement intermittent. Il est simple, mais redoutable : les récompenses distribuées de manière imprévisible créent une dépendance bien plus forte que celles qui tombent régulièrement. La Liberty Bell exploite parfaitement ce ressort psychologique. Grâce à sa mécanique innovante, elle offre des petits gains aléatoires : une pièce par-ci, deux pièces par-là. Cette imprévisibilité maintient le joueur dans l’espoir du prochain gain.
C’est le même principe qui régit aujourd’hui les algorithmes de nos réseaux sociaux. Contrairement à ce que croient la plupart des utilisateurs d’Instagram ou de TikTok, la mission de l’algorithme n’est pas de nous proposer une série de contenus toujours plus passionnants. Au contraire, il est subtilement enraîné à nous enfermer dans un flux ordinaire, voire médiocre : pubs sans intérêt, vidéos inintéressantes — et parfois même des publications dans des langues que nous ne parlons pas. Ce qui nous happe et nous pousse à scroller sans fin, ce sont les apparitions aléatoires d’un contenu plus drôle ou plus intéressant que les autres, qui agit alors comme les pièces de la Liberty Bell : une récompense imprévisible qui nous rend accros.
La dissonance cognitive : le piège mental
Un autre mécanisme psychologique entre en jeu : la dissonance cognitive. Ce concept ne sera étudié qu’à partir des années 1950, mais il est déjà à l’œuvre devant les machines de Fey. Face aux pertes, le joueur développe un raisonnement paradoxal : « si je continue, je vais me refaire ». Cette conviction persiste même quand les pertes deviennent mathématiquement irrécupérables. D’autres biais cognitifs entrent alors en jeu : l’escalade de l’engagement et l’aversion pour la perte notamment.
On retrouve les mêmes mécanismes dans les jeux « pay to win » modernes, où certains joueurs développent des raisonnement qui justifient leurs dépenses parfois démesurées — en tout cas, bien supérieures au prix normal d’un jeu payant.
Un héritage qui dépasse le monde du gambling
Fey n’a pas breveté sa machine, ce qui ouvre la porte à de nombreux imitateurs. Très vite, nombre d’usines commencent à produire des copies (parfois améliorées) de la Liberty Bell, et les « bandits manchots » se répandent de la côte Ouest à la côte Est. Dans les États où ils sont interdits, les fabricants imaginent des stratagèmes pour contourner la loi : les machines distribuent des bonbons ou des chewing-gums, plutôt que de l’argent. C’est ainsi que des symboles de fruits apparaissent sur les rouleaux : cerises, citrons, prunes. Là encore, c’est donc à la faveur de beaucoup de hasard et d’une solide intuition qu’on va découvrir un autre principe essentiel en captologie : les couleurs vives sont attirantes et contribuent à l’addiction. Les jeux tels que Candy Crush Saga le vérifieront facilement plus de cent ans plus tard.
Épilogue
San Francisco, années 2020. Les saloons ont disparu depuis longtemps. En Californie, les machines à sous sont rares, car leur exploitation n’est permise qu’aux native Americains. Pourtant, les découvertes intuitives de Charles Fey n’ont jamais créé autant d’addiction, dans cette ville comme dans le monde entier. Et les personnes concernées ne sont plus seulement des adultes esseulés au comptoir d’un débit de boisson. En effet, les intuitions de Fey ont ouvert la voie à des générations de chercheurs en behaviorisme, qui ont eux-mêmes permis l’éclosion de la captologie des années 2000. C’est pourquoi, d’Instagram à TikTok, en passant par Facebook, Clash of Clans ou Subway Surfers, toutes les applications qui nous volent notre temps peuvent remercier cet immigré allemand qui, du fond de son atelier, ne faisait que répondre à la grande question qui l’animait : « comment rendre un levier irrésistible ? »
Photo : Charles Fey et son fils dans leur atelier (domaine public).
Illustrations réalisées à partir d’éléments composés par une IA (Dall‑E).
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